18. Proverbes...

VOUS ÊTES NON-NES et ne pouvez donc jamais être noyé dans ce qui est manifesté. Restez serein quand les flots battent la digue. Vous n'êtes rien qui puisse être détruit. La tempête ne dure jamais longtemps...

DONNEZ ET VOUS RECEVREZ. Et le meilleur don est l'ouverture aux autres.

19. LE HASARD

« Il n’y a pas de hasard » entend-on souvent chez les adeptes de la spiritualité. Ils supposent que la Providence veille sur leur humble personne, dresse devant eux les obstacles qu’ils méritent, choisit les rencontres à venir, bref, contrôle toute la vie dans ses moindres détails, car pourquoi Dieu s’arrêterait-il en si bon chemin? Est-ce une juste conception? Voyons ensemble... Si le hasard n’existe pas, cela implique une gestion de l’univers dans ses manifestations les plus infimes, jusqu’au grain de sable, (car l’on sait qu’une poussière dans une puce électronique peut changer la trajectoire d’un missile,) aux ordres d’une entité cosmique omnisciente.

Où est la liberté dans tout cela? Et le libre arbitre? Dans le Plan du Créateur, à supposer de le pourvoir connaître, où se trouve la place de l’homme désobéissant? En enfer? Mais il n’est pas responsable, Seigneur, de ses erreurs... L’homme n’a pas choisi au départ cette prison virtuelle. Il a voulu une protection cosmique, sans penser au revers de médaille. La peur d’être seul responsable et libre, de constater l’inexistence de la Providence, le maintient loin du Lac Impersonnel, lequel peut seul lui garantir la liberté. Le hasard exclut toute destinée. Et sans destinée? Pas de gloire, de reconnaissance.

Le destin, c'est l'oeil de Dieu sur notre petite personne; je bombe le torse! Alors que le hasard nous réduit à un grain de sable dans l'infini, sur une plage sans limite, brassée par une mer inconsciente... mais libre!

20. LA DESTINÉE.

Sous l’empire du hasard, point de destinée. Pas plus que de Providence... Du coup, pas de destinée négative, non plus. Tout est possible dans notre vie; tout choix entièrement libre. Point de "karma" (loi universelle de rétribution des actes, à la fois acte et résultat de l’acte) ici bas. En revanche, le mongolisme, translocation chromosomique malencontreuse, devient le pur fruit du hasard. C'est le prix de la liberté. En revanche, le karma, comme poids du passé, existe par le souvenir des bonheurs et malheurs vécus qui nous conditionnent, infléchissent notre pensée et nos comportements actuels. Se libérer de ce karma requiert la lucidité de surprendre le passé en train de s’infiltrer dans le présent. Alors, nous pouvons compenser, comprendre ce poids de l’enfance, des traumatismes, des plaisirs de la vie d'antan, par un regard impersonnel en arrière. Ces souvenirs, en eux-mêmes, ne sont pas reliés à notre petite personne, mais à notre corps. L’identification à ce corps détermine le poids du passé.

A la fin de la conférence, cette jeune femme s'approcha pour parler de sa vie. Elle avait fait le choix de nier le hasard, prenant les rencontres comme déjà écrites... C'est ainsi qu'elle s'était mariée, avait fait des enfants, et accepté beaucoup de choses au nom du destin. Bien sûr, l'idée que tout cela venait de son opinion personnelle et pas d’un sens profond, d’une destinée, lui posait maintes réflexions sur son vécu.

- Je suis dans une grande incertitude, dit-elle, quand je considère toutes les conséquences de ce que vous avez dit. Je sens malgré tout une vérité en cela. Aurais-je une vie si différente pour autant, je n'en suis pas sûre. Je recherche avant tout l'Absolu, même si cela remet en question ce que j'ai pensé jusqu'à maintenant.

- Voyez-vous distinctement comment les opinions masquent la réalité? Quand vous avez pensé que le hasard n'existe pas, vous avez fait des choix dans votre vie en fonction de ça. Maintenant, vous devez renoncer à suivre les opinions de qui que ce soit, même les miennes. Les opinions d'autrui doivent être passées au crible de votre propre expérience. Quand on se voit se taper sur les doigts avec un marteau, on arrête!

- Mais, maintenant comment vais-je supporter la vie que je mène? Tout ce conditionnement...
- Vous êtes mariée, vous avez deux enfants, vous êtes impliquée vis-à-vis d'eux. Vous dites par ailleurs que ce qui compte le plus dans votre vie, c'est l'Absolu; alors vivez cet Absolu, cette Unité, rien de ce que vous vivez n'a besoin d'être changé pour ce faire. Cette Unité inclut votre vie personnelle, vos enfants, votre mari. Il ne faut surtout pas croire que l'Absolu est quelque chose de différent de la vie de tous les jours. Mais si nous pouvons vivre l'Unité dans la vie de tous les jours, nous devons avoir une vigilance, un sens du sacré, une profondeur susceptible d’infuser l’Incréé dans le quotidien pour le renouveler constamment.

21 LA MÉDITATION

"Dans le corps, il n'y a aucun endroit où aller et demeurer." Shin-Jin-Mei. Telle est l'essence de la méditation. Tout le contenu de la méditation, pratiquée dans le flot de la vie, ou assis tranquillement, consiste à dénouer les racines du différencié. Le corps est un lieu infini, quand nous le laissons être, et arrêtons de le penser. La méditation survient par le lâcher-prise, et fuit l’intention d’obtenir tout résultat. Elle prend sa source et évolue dans l’inconscient, dont la lumière se dévoile au persévérent à la disparition de son « moi méditant ». Dans l'activité, nous autres occidentaux sommes centrés sur la pensée et il nous est bien difficile d’abandonner cette position cérébrale quand, assis, dans le silence, nous essayons de percevoir mieux notre être foncier, notre centre impensable, indifférencié, notre énergie fondamentale. L’être gît en bas du corps et pas au niveau des pétales de la fleur cérébrale. Le réservoir d'énergie non-polarisée dort dans notre ventre, sous le nombril, le hara, en japonais.

En acupuncture, il existe un point sous l'ombilic nommé "Chi Rae", la mer de l'énergie. A ce niveau-là, se noue le contact avec l’être foncier, en-deçà du mental, des émotions, des distinctions, dans le centre de gravité, telle une porte sur l’illimité qui s’ouvre et se ferme au rythme du souffle... Noyé de pensées, de sentiments conflictuels, que faire pour intégrer notre racine corporelle, notre source intérieure? Rien, mais d’une façon totale, absolue, comme si l’action n’avait jamais existé, ainsi pouvons-nous dépasser le conflit et réintégrer l’être. Pour retrouver la fluidité foncière, les tensions doivent disparaître. La libre circulation doit s'instaurer entre les divers niveaux de notre corps, de notre colonne vertébrale, l'arbre de vie.

Bien sûr, la désintégration des noeuds conflictuels demande un travail sur ceux-ci en dehors des moments de silence durant lesquels on peaufine leur anéantissement. Là encore, une des clefs consiste à prendre conscience de la puissante illusion qui naît de notre propre cerveau, dans sa conception des choses, dans sa façon de traiter les événements, de sorte que nous puissions faire la part entre le fait impersonnel relatif au conflit et l’ajout personnel.

Un exemple à dessein immonde illustrera mes propos: quand mon père a tué ma mère et que petit enfant de six ans, je regardais, caché, le monstre sans pleurer de peur d’être assassiné aussi, où est le fait, et l’ajout personnel? Car c’est facile de traiter du sujet dans les faits anodins. Mais là? L’horreur est horreur seulement si nous lui donnons le pouvoir de l’être, dans notre for intérieur. Respirer calmement, se fondre dans le néant à l'expiration, laisser renaître le souffle ascendant le long de la colonne vertébrale; tel est le cycle qui couronne le sans forme. Petit à petit, les frontières corporelles s'estompent; le moi perd pied; nous percevons seulement le va-et-vient de la respiration dans le néant de forme. Parfois, des expériences supra-physiques surviennent lors de la méditation assise. Nous ne devons ni les craindre, ni les rechercher.

Voici plus de quinze ans, encore étudiant, j'ai vécu spontanément une expérience intérieure. Il était onze heures du soir. Je ressentis une sorte de langueur; une impression de méditer les yeux ouverts. Je m'assis sur le lit, dos calé par des coussins, et commençai sans le vouloir à respirer bruyamment à pleins poumons, comme si je ronflais. Et ce ronflement me suggéra "tu es cela qui observe le sommeil profond". Mentalement, je me noyais dans mon centre de gravité, en suivant l'expiration. A mesure de la descente en moi-même, un courant phosphorescent ascendant vibra au long de la colonne vertébrale, jusqu'au dessus de mon crâne, me donnant l'impression de surplomber ma posture. Cela me surprit, à la limite de la peur; ma respiration s'accéléra ainsi que le rythme cardiaque. Cependant je restais confiant devant la stabilité de cette force à présent lumineuse qui semblait envelopper le corps et le figer comme une statue. Parallèlement, il s'était produit une activation énergétique en bas de la colonne vertébrale provoquant des distorsions somesthésiques et spatiales, comme si l'espace se contractait et se dilatait successivement, tandis que j'entendais un vacarme inarticulé, et voyais se dessiner devant mes yeux des gribouillis zigzaguants sur fond noir. Je conservais le langage et la pensée, mais ceux-ci semblaient décollés de la conscience lumineuse densifiée et flottaient à mi-hauteur, au niveau de la poitrine, comme une dentelle. Quand "je" me situais dans la tête, j'avais le sentiment soi, être. Plus bas, étaient la pensée et le langage auxquels je ne pouvais plus m'identifier; puis la base vertébrale avec ce déferlement inarticulé, indiscernable. Le corps, tel la toile sur lequel tout se dessinait, demeurait figé dans la lumineuse conscience bleutée. L'expérience dura presque une heure, et s'estompa quand je décidais d'ouvrir les yeux "pour voir si ça allait continuer!" Le vacarme passa comme une caravane. Ajoutons les précautions d'usage: Je ne me droguais ni à l'époque, ni maintenant, d'ailleurs. Je pratiquais déjà une méditation spontanée, de loin en loin. Ce type d'expérience ne s'est plus reproduite depuis des années. Le déferlement inarticulé m'a fait pensé à la crevaison d'un abcès contenant des impressions de la toute première enfance. Car s'il m'arrivait de ressentir des impressions semblables quoique très atténuées avant de m’endormir des années avant cette manifestation, cela a disparu depuis. Pour conclure, une telle expérience m'a permis de mieux comprendre notre physiologie subtile.

Actuellement, il ne me semble pas du tout obligatoire d’avoir des expériences d'éveil de l'énergie pour réaliser la conscience non-dualiste. Le principal est de se laisser porter. Si de telles expériences croisent votre chemin, accueillez-les, puis laissez-les repartir. La libération n'est pas un samadhi interminable, mais une conscience naturelle de l'unité, un constat de l’inexistence du « je » séparateur. Dans cette expérience de méditation spontanée, les mouvements doivent se faire sans effort, sans intention; c'est la clé, la condition sine qua non. Alors, la délocalisation s’instaure naturellement, notre nature foncière devient évidente. Tout se passe sans technique par l’abandon, le glissement sans effort vers notre centre de gravité, vers le hara, lac de l'énergie indifférenciée. Si nous n'arrivons pas à nous abandonner, constatons ce fait sans le refuser, et dépassons-le sans l'alimenter. Porter l'attention sur le souffle, en-deçà du mental est alors une aide. Faut-il une position particulière quand nous méditons assis? Oui. L'expérience des anciens est parlante sur ce fait. La position la plus stable, facile à garder longtemps, est la meilleure. Celle du zazen convient. Les positions yoguiques du lotus, du siddhasana ou simplement « en tailleur » peuvent être adoptées également. Le but est de garder la colonne vertébrale droite, les lombes cambrées, afin de faciliter le non-effort. Le corps ne peut pas rester immobile dès la première fois, il faut l'entraîner. Si vous êtes bien sur une chaise, droits et relaxés, la posture est bonne. Cela dit, la méditation assise n'est pas indispensable sur la Voie. La marche dans la nature nous offre d’atteindre parfois un silence intérieur total. L'abandon seul est primordial. Au nom du Guru, de Dieu, de Jésus, là n’est pas l’important, ce sont tous des formes du sans forme... Nous n'avons aucun effort à faire; nous sommes déjà arrivés! Mieux encore, nous sommes absents depuis l’origine...

Résumons-nous. La méditation assise repose sur plusieurs piliers: le non-effort, la stabilité, respiration spontanée, l'attention se portant par l’intérieur plutôt vers le bas-ventre, entre le pubis et le nombril. L’essentiel est la vigilance globale et sans choix. Cette vigilance permet de ne pas s’endormir bien sûr, et surtout de ne pas se laisser aller à la rêverie. Cette rêverie se produit facilement dès la fermeture des yeux. Tous les événements mentaux émergeant de notre esprit doivent être regardés avec neutralité, associations d'idées, et autres scénarios. A nous de nous fixer au niveau de l'écran sur lequel le film est projeté et ne jamais nous laisser emporter par les images. Parfois, d'autres niveaux de conscience se manifestent; cela est normal et sans danger. Au retour d’une telle expérience, nous reprendrons le cours de notre observation impersonnelle. Il faut garder vivement à l'esprit l'unité des choses; et ne pas mettre de barrières entre la méditation au repos et celle dans l'activité. Sinon le champ de la vie se cloisonne, au détriment de notre bonheur de le voir sans limite. De la même façon, nous devons éliminer la distinction entre la méditation et les autres activités. Tout doit être fondu en un. Méditer, c'est perdre tous les repères séparateurs. Krishnamurti a dit une chose très belle sur la méditation: "Ce qu'il y a d'extraordinaire avec la méditation, c'est qu'on ne sait à aucun moment où on est, où on va, et quel en sera le terme." C'est le sens du dépassement des limites. L'esprit a perdu toute mesure. Un matin, je me réveillais, avec un arc-en-ciel au-dessus de moi; écrit en lettres d’or « meditation only ». Dieu parlerait-il anglais? Sans doute un clin d’oeil d’un guru anglophone... Quoi qu'il en soit, la méditation doit être spontanée et non pas programmée.

22. L’ICEBERG. DU CONNU à L’INCONNU

Le moi est la partie émergée de l’iceberg mental qui considère le réel comme différencié, excluant toutes les expériences non-différenciées de la réalité. L’avantage de cette vision tient dans la cohésion sociale du sujet vivant, car l’ouverture à la profondeur immergée de l’iceberg suppose de changer la réalité, de donner priorité à l’indifférencié, à l’Inné, à la conscience non-discriminante, que d’aucun appelle inconscient, et la société où nous vivons ne considère pas du tout ce point de vue global, unitaire. Elle le fuit, pour tout dire. Elle le craint. Car ses petites valeurs bourgeoises ne reposent que sur le consensus de l’avoir, de la possession, pour dire mieux, des biens de consommation nourrissant l’ego, sécrétant une vision étriquée du réel. Ce n’est donc pas une mince affaire de changer les critères de réalité, cela suppose changer de société également. Mais n’est-ce pas au fond ce que cette société sans racine engendre? Elle meurt d’économisme. L’homme a souvent besoin d’un coup sur la tête pour comprendre les choses, n’est-ce pas? Et s’il n’en périt pas, sa compréhension fera des merveilles!

23 VANITÉ DES VANITÉS. TOUT EST VANITÉ ET POURSUITE DU VENT.

Voilà le plus sage des chapitres bibliques. De quoi souffrons-nous ? Du temps qui passe... L'ego ne peut pas se résoudre à la fuite du temps. Les richesses chéries amassées durant des années pourront se trouver comme des feuilles mortes, dissipées par le vent. Les êtres aimés irons au cimetière, un jour; et nous aussi. Le sage accepte ce temps qui nous rapproche de la mort, adhère à l’impermanence. Qui est né doit mourir. Pourquoi s'attacher et souffrir de la disparition des êtres et des choses? L’amour n’est pas l’attachement. La fluidité de l'esprit filant comme le vent lui permet de suivre le cours du temps.

L’esprit libre des choses et des êtres accueille la mort. Il meurt à chaque seconde pour renaître la seconde d'après. Cela n'empêche pas d’apprécier les gens ni de les aimer. Ce vécu n’engendre pas l’inaction; mais au contraire l’action intense, si nécessaire. Devant l’impermanence des choses, plaisirs, et souffrances, l’homme peut trouver la force d'âme pour affronter la vie, les difficultés, en se situant dans l'unité des choses, au-delà du bien et du mal, du plaisir et de la peur, dans Cela qui ne passe pas. *

24 L'ORDRE EXTÉRIEUR ET L'ORDRE INTÉRIEUR

L'ouverture de la conscience à sa source inconditionnée entraîne une harmonisation de l’énergie corporelle, émotionnelle et mentale; et cette harmonisation est ordre. L'ordre ne doit pas être imposé. Cela ne sert à rien, et de toute façon ne sera pas durable. L’ordre imprègne aussi bien notre corps, qui est ressenti comme léger et fluide, sans tension musculaire inutile, dans une attitude juste, que l'intellect qui apparaît prompt à répondre adéquatement au challenge du réel. Tout est réglé immédiatement, autant que possible. On voit parfois une incapacité à rejeter les déchets se manifester à la fois matériellement (je laisse s'accumuler les ordures ménagères) et moralement (je ressasse des pensées). En revanche on voit les deux processus se régler simultanément dès que mon énergie se fluidifie à nouveau. Il est capital de rester vigilant dans l'activité banale quotidienne afin de voir si nous sommes fluides ou pas.

Dès l’apparition des obstacles, répondons immédiatement. Alors nous naviguons le vent en poupe, tout spinnaker dehors, et surfons sur les lames adverses. Prenons un exemple: J'ai cette facture à payer demain, et n’en ai pas le premier sou. Je fais sans attendre la démarche pour faire différer le paiement, puis pour trouver cet argent. Ne pas payer provoque un blocage qui m'empêche de me sentir fluide, ronge ma mémoire en arrière plan et me prive d’apprécier une soirée occasionnelle entre amis. Ou bien, je fuis, mais cela m'éloignera de ma nature profonde qui est immobile. Un jour la fuite doit cesser... Enfin, peut-être le temps est venu de voir l’huissier saisir les meubles, (tiens, justement, la commode laide de belle-maman va enfin partir!) sans joie et sans rancoeur.

L’ordre intérieur se projette à l'extérieur. Le désordre freine notre énergie, en revanche, l'ordre produit la paix, la légèreté, la fluidité. S’il nous appartient de nous accorder intérieurement à notre source non-duelle, les effets résultants ne nous concernent plus. Ils se font tout seuls, comme la vie coule et nous porte.

25 WEEK-END Â ST MALO.

L'automne était arrivé, après plusieurs mois de soleil radieux. Cette après-midi-là, le vent était frais; la mer d'un bleu-vert froid, à marée haute, léchait la digue, tandis que petits et grands se pressaient pour voir sauter les vagues. Le soleil couchant finissait de donner à ce tableau l'aspect féerique d'un rêve heureux. Le reflux des vagues formait avec le flux un mur d'écume jaillissant à plusieurs mètres de hauteur. Quatre garçons téméraires, surfaient sur ces lames jusqu'à être jetés à flan de digue. Ils transformaient l'obstacle en jeu. Nous marchions en nous esclaffant, amusés par le spectacle.

Que l'esprit est beau d’observer sans intention de saisir ni d'accaparer la vie. Trop souvent, nous regardons comme à travers un appareil photo, sacrifiant l'instant présent pour l'image à garder, ne voyant plus ce soleil couchant, mais déjà la photo qu'il donnera. Il nous faut surfer sur la vague du présent; lui coller à l'écume. Car elle ne cesse d'être en mouvement, toujours neuve à chaque seconde. Si nous essayons de conserver une trace du passé en nous retournant, c’est le plongeon! Les difficultés n'existent que si nous ne faisons plus corps avec le réel. La réflexion n’est pas utile à la vie. Comparer le présent avec les expériences révolues ne nous fait pas pénétrer notre vécu en profondeur.

_Comment voir la réalité quand ma vie se complique jusqu'à l'inextricable? Je n'ai même plus l'énergie pour penser.
_Observer ce fait d'être confuse et ne pas le fuir, voilà ce qui permet le centrage. Votre vie est la résultante de votre activité. Pourquoi rajouter à votre destin, malheurs ou joies, des réflexions personnelles, des peut-être, des oui-mais, ou des « non-non-non »? Votre esprit peut rester simple et serein dans la plus grande tourmente, par l’accueil de ce-qui-est, sans désir de victoire ni peur de défaite.
_ J'ai pourtant l'impression d'accepter de voir ce-qui-est. Mais en profondeur, tout continue de tourbillonner.
_ Rappelez-vous, le vent ne fait pas avancer l'iceberg; mais le courant marin, oui. Votre acceptation est restée superficielle; le subconscient ne l'a pas écoutée. Prenez-le par les sentiments! Si votre coeur est occupé ailleurs, il n'écoutera pas les dires de la pensée; s’il écoute, persuadez-le d'accepter la souffrance pour mieux l’observer. Alors le oui sera plus profond, le centrage plus complet, la compréhension de l’univers, plus limpide. L’important n’est pas de résoudre les difficultés, même si cela heurte la logique, mais de voir les choses comme elles sont. Il ne s’agit pas de laisser aller. En fait, les problèmes sont les problèmes pour l’ego. La solution découle d’une vision juste et non pas du désir, de la volonté, d’expulser ledit problème.

Mais qui peut vraiment prêter l’oreille à ce langage? Pas l’ego en effet, à moins d’y voir une méthode pour réaliser un dessein particulier, mais l’être en nous, seul à même d’écouter et appliquer naturellement cette vision. L’être agit sans désir du résultat, voit sans interférence; ses effets sont donc positifs. Regardez, quand vous attendez une réponse prégnante, pendu aux lèvres d’un quidam qui vous raconte par le détail ses dernières vacances aux Antilles; vraiment, pouvez-vous l’écouter? Ou au contraire n’êtes-vous pas assourdis par l’exigence intérieure? L’être, bien sûr, ne va pas résoudre les problèmes dans le désir de l’ego; il va répondre à la situation par une action spontanée, et peut-être ne pas répondre du tout. Cela inclut donc une attitude de lâcher prise intelligente, sans préoccupations personnelles, au profit d’une ouverture impersonnelle au monde et aux êtres.

Une telle réalisation intérieure découle du constat de l’inexistence de l’ego et vient couronner un cheminement persévérant vers le dépassement des rouages autolâtres. Un pas de plus, sans vouloir brouiller les cartes. Parler de l’être comme d’un sujet reflète de manière tronquée son statut; il faut comprendre « vision impersonnelle, sans sujet ni objet ». Cela n’implique pas absence de perception. Il y a bien perception, reconnaissance des objets (qui ne sont plus stricto sensu des objets, puisque sans sujet), mais sans personne pour percevoir; choisir, refuser. Reste le « voir ». Vision...

26. LE CHANT INTÉRIEUR DE LIBERTÉ.

Un fin courant d'eau vive et subtile coule au fond de nous, et nous maintient en vie. Ce fil lumineux ne nous apparaît pas spontanément. Il jaillit à la source de notre pensée. Et tant que nous pensons, impossible de le voir. Que de beauté, de sublime dans cette énergie plus-que-subtile! Que d'innocence, de vulnérabilité, et d'amabilité. Sans ce courant ténu, l'homme ne vaut pas la bête. J'ai bien peur que ce fût souvent le cas... A la télévision, ce soir, Nuremberg. Les camps de concentration. L'horreur faite homme quand celui-ci se coupe de sa source de compassion. La guerre, de quelque côté qu'on l'envisage, démontre à l'extrême le mal de la pensée idéologique. Cette pensée cristallise l’ego individuel, lequel principe ego fonctionne aussi au niveau des nations. Les conflits naissent toujours de la lutte pour un but, au lieu de répondre naturellement à la situation sans déchirement avec les voisins.

Le mirage du gouvernement d’une nation est tout-à-fait semblable à l’intronisation de l’ego roi, et la vraie révolution s’incarnerait dans une anarchie, une décapitation définitive de toute forme de pouvoir, à l’instar de la chute de l’ego lors de l’éveil... Une nouvelle forme d’autogestion s’incarnerait alors si chacun vivait la conscience non-intentionnelle. Autant dire qu’un millénaire passera avant cela!

L’économisme doit finir son parcourt. Le courant subtil est le chant de la liberté. C'est le chant de l'amour. Pas de l'amour humain, mais de l'amour qui n'a pas de nom. Qui est ouverture sans condition. Regard de compassion. Compréhension au sens englobant. Mais toujours dans le respect de l'autre. Même si pour cette conscience, il n'y a pas d'autre. Seul, l'amour peut rendre supportable ce regard sur l'horreur dont l'homme abuse quand il a perdu de vue sa nature profonde. Car cette déchéance chante les louanges du Sublime.

_C’est horrible, ce que vous dites là: les horreurs perpétrées par les hommes chantent les louanges du Sublime! Cela me révolte.
_L’oubli de notre nature essentielle peut disparaître devant l’horreur, comme si nous crevions la pellicule du film et que la lumière jaillissait, mais cela ne peut survenir qu’au-delà de la révolte. Alors l’être crève l’écran, si l’on peut dire, et l’amour fait loi.

*

27. LE BONHEUR.

La quête du bonheur tourne le dos au bonheur. Paradoxe? Quand l’homme aboutit dans sa recherche, par exemple avoir une belle maison, une Mercédès, une femme amoureuse et sexy, des enfants mignons, intelligents, travailleurs et obéissants (et pleins d’humour!), est-il vraiment heureux? Souvent non. S’il n’est déjà parti dans un nouveau projet, il se rend bien compte du manque de « quelque chose » d’indéfinissable. Il demeure perplexe. Seul, le contact avec son vrai moi donne le bonheur durable . Et l'homme refuse de s'ouvrir à sa nature profonde non-dualiste, par peur et par méconnaissance. Par peur, parce qu’un regard vers le fond de soi donne le vertige, par méconnaissance, car peu entendent la possibilité d’ouverture de la conscience. Cependant, cette coupure en lui-même va lui faire accumuler des problèmes jusqu'à l'insurmontable. Si la vie l'épargne, il ne se rendra compte de rien. Si, en revanche, il est noyé dans les difficultés, le cercle infernal va se boucler, aucune réaction susceptible de le rompre ne va intervenir spontanément.

Seule, la grâce de rencontrer la verticalité peut dénouer ses chaînes, en un éclair intemporel. Cette rencontre sera peut-être une parole, une phrase dans un livre, un être à l’écoute, un sourire dans le métro; pas forcément pointant vers le Réel, mais cristallisant notre façon déviée d'envisager les événements, telle une caricature. Mille ans de souffrance seront volatilisés en un clin d'oeil. La vie est si simple quand on la regarde à nu. Ne cherchons pas si loin, la transcendance; ni la rémanence; ni la conscience; ni le non-être; ni le samadhi; ni le nirvana; ni sat-chit-anand , ni même tout simplement le bonheur.

Lavons notre esprit d'une vie de complication, de préjugés, de connaissance " de Dieu". Si nous voulons voir la Voie Parfaite se réaliser sous nos yeux, ne concevons nulle pensée, ni pour, ni contre. (SHIN-JIN-MEI). Le bonheur naît avec cette attitude de lâcher prise, sans ramollissement, dans la vigilance quotidienne. La quête du bonheur est poursuite d’une ombre; jamais on ne peut l’atteindre. En revanche le lâcher prise, l’ouverture vigilante engendre le bonheur inconsciemment, durablement par l’assise intérieure « en sa propre nature ». Le bonheur est comme le sommeil, si l’on court après, il fuit!

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