Que
pouvons-nous attendre de nos rencontres?
Apprendre
à ne pas attendre. Ne pas attendre est un grand art. Quand vous ne vivez
plus dans l'attente, vous vivez dans une nouvelle dimension. Vous êtes
libre. Votre mental est libre. Votre corps est libre. Comprendre intellectuellemnt
que nous ne sommes pas une entité psycho-physique tendue vers le devenir
est une première étape nécessaire, mais cette compréhension n'est pas
suffisante. Le fait que nous ne sommes pas le corps doit devenir une
expérience réelle qui pénètre et libère nos muscles, nos organes internes
et même nos cellules. Une compréhension intellectuelle qui correspond
à une re-connaissance subite et fugace de notre vraie nature nous
apporte déjà un éclair de joie pure, mais, lorsque nous avons pleine
connaissance que nous ne sommes pas le corps, nous sommes cette joie.
Comment
puis-je percevoir sensoriellement que je ne suis pas le corps?
Nous
éprouvons tous des moments de bonheur qui s'accompagnent d'une perception
d'expansion et de relaxation. Avant cette perception corporelle nous
nous trouvions dans une expérience intemporelle, une joie sans cause
et sans mélange, dont la sensation physique n'est que le contre-coup
ultérieur. Cette joie se perçoit elle-même. A ce moment, nous
n'étions pas un corps limité dans l'espace, nous n'étions pas une personne.
Nous nous connaissions nous-même dans l'immédiateté de l'instant. Nous
connaissons tous cette félicité sans cause. Quand nous explorons en
profondeur ce que nous appelons notre corps, nous découvrons que sa
substance même est cette joie. Alors nous n'avons plus le besoin, ni
le goût, ni même la possibilité de chercher le bonheur dans les objets
extérieurs.
Comment
accomplir cette exploration en profondeur?
Ne
refusez pas les sensations corporelles et les émotions qui se présentent
à vous. Laissez-les s'épanouir complètement dans votre vigilance sans
but, sans aucune interférence de la volonté. Progressivement, l'énergie
potentielle emprisonnée dans les tensions musculaires se libère, le
dynamisme de la structure psycho-somatique s'épuise, et le retour vers
la stabilité fondamentale s'effectue. Cette purification de la sensation
corporelle est un grand art. Elle requiert patience, détermination et
courage. Elle se traduit au niveau de la sensation par une expansion
graduelle du corps dans l'espace environnant et une pénétration concommitante
de la structure somatique par cet espace. Cet espace n'est pas vécu
comme une simple absence d'objet. Quand l'attention se libère des perceptions
qui la fascinaient, elle se découvre elle-même comme cet espace auto-lumineux
qui est la véritable substance corporelle. A ce moment la dualité entre
le corps et cet espace s'abolit. Le corps s'est dilaté à la mesure de
l'univers et contient en son sein toutes les choses tangibles et intangibles.
Rien ne lui est extérieur. Nous avons tous ce corps de joie, ce corps
d'éveil, ce corps d'accueil universel. Nous sommes tous complets, sans
aucune pièce manquante. Explorez seulement votre royaume et prenez-en
possession sciemment. Ne vivez plus dans cette hutte misérable qu'est
un corps limité.
J'ai
de brefs aperçus de ce royaume dans des moments de tranquillité, puis
je vais au travail et me trouve dans un environnement qui n'est ni royal,
ni paisible, et ma sérénité me quitte aussitôt. Comment puis-je garder
mon équanimité en permanence?
Tout
ce qui apparaît dans la conscience n'est rien d'autre que conscience,
vos collègues de bureau, les clients, vos supérieurs, absolument tout,
y compris les locaux, les meubles et le matériel. Comprenez-le d'abord
intellectuellement, et vérifiez ensuite qu'il en est bien ainsi. Il
vient un moment où ce sentiment d'intimité, cet espace de bienveillance
autour de vous ne vous quitte plus; vous vous trouvez partout chez vous,
même dans la salle d'attente bondée d'une gare. Vous ne le quittez que
lorsque vous allez dans le passé ou dans le futur. Ne restez pas dans
la hutte, cette immensité vous attend ici même, en cet instant même.
Informé de sa présence et ayant goûté déjà une fois à l'harmonie sous-jacente
des choses, laissez les perceptions du monde extérieur et vos sensations
corporelles se déployer librement dans votre attention bienveillante
jusqu'au moment où l'arrière plan de plénitude se révèle spontanément.
Ce
renversement de perspective est analogue à celui qui permet de reconnaître
soudainement une figure angélique dans l'arbre d'une de ces gravures
qui faisaient la joie des enfants du début du XXème siècle. D'abord,
nous ne voyons que l'arbre, puis, informé par un message au bas de l'image
qu'un ange s'y cache, nous procédons à un examen minutieux du feuillage,
jusqu'au moment où nous voyons enfin l'ange qui avait toujours été devant
nos yeux. L'important est de savoir qu'il y a un ange, où il se cache,
et d'avoir expérimenté une fois le processus au cours duquel l'arbre
se désobjectivise progressivement jusqu'au moment où les lignes de la
gravure qui en constituaient la substance apparaissent en tant
que telles et se recomposent pour nous livrer le secret de l'image.
La voie ayant été frayée, les renversements ultérieurs de perspective
sont de plus en plus aisés jusqu'au moment où nous voyons pour ainsi
dire simultanément l'arbre et l'ange. De manière similaire, une fois
notre nature profonde re-connue, les distinctions résiduelles entre
ignorance et éveil s'estompent progressivement pour céder la place à
l'ainsité fondamentale de l'être.
Je
commence à me rendre compte que je suis englué dans mon corps, mes sensations
et mon impression d'être un individu séparé.
Comment
cet engluement se manifeste-t-il?
Je
me sens comme hypnotisé, à la fois par mes pensées d'orgueil, mes émotions,
la colère surtout, et par l'agitation de mon corps.
Bien.
Dès que vous prenez conscience que vous êtes hypnotisé, l'hypnose cesse.
Pourquoi
cela? Ce point n'est pas clair pour moi.
Demandez-vous
qui est hypnotisé. Interrogez-vous profondément. Qui est-ce? Où est-il?
Vous allez voir qu'une telle entité est introuvable. Si vous explorez
votre psychée et votre corps, vous allez trouver quelques concepts auxquels
vous vous identifiez tels "je suis une femme", "je suis un être humain",
"je suis une avocate", etc; vous pouvez aussi trouver certaines sensations
dans votre corps, certaines zones plus opaques, plus solides auxquelles
vous vous identifiez également, mais quand vous y regardez de plus près,
il devient évident que vous n'êtes pas cette sensation dans votre poitrine,
ni cette pensée d'être une femme, car sensations et pensées vont et
viennent et ce que vous êtes réellement est permanent. A ce moment précis
l'hypnose cesse. Le problème est moins l'occurrence de ces pensées et
sensations que votre identification avec elles. Dès que vous prenez
conscience d'elles, vous vous distanciez, vous êtes libre. Dans cette
liberté, vous ne vous situez nulle part. Il est important de demeurer
dans cette non-localisation, car nous avons tendance à nous empresser
de saisir une nouvelle identification dès que nous avons lâché prise
de la précédente, tel un singe qui ne lâche pas une branche avant d'en
avoir saisi une autre.
Vous
allez voir combien il est merveilleux de vivre en l'air de cette manière,
sans saisir, sans attaches. Au début cela semble un peu étrange, bien
que votre nouvelle attitude n'empêche rien. Vous pouvez toujours remplir
vos fonctions de mère ou d'avocate, sentir votre corps, etc... En fait,
n'être rien, en l'air, nulle part, est très pratique. Cela simplifie
beaucoup la vie. Ne vous contentez pas de comprendre, mettez en pratique
votre compréhension. Essayez de n'être personne. Lâchez les branches.
N'est-il
pas difficile de revenir ensuite dans son corps pour vivre le quotidien?
Vous
n'avez jamais été dans votre corps, donc la question d'y revenir ne
se pose pas. Votre corps est en vous, vous n'êtes pas en lui. Le corps
vous apparaît comme une série de perceptions sensorielles et de concepts.
C'est ainsi que vous savez que vous avez un corps, lorsque vous le sentez
ou lorsque vous y pensez. Ces perceptions et ces pensées apparaissent
en vous, pure attention consciente. Vous n'apparaissez pas en elles,
contrairement à ce que vos parents, vos éducateurs et la quasi totalité
de la société dans laquelle vous vivez vous ont enseigné, en contradiction
flagrante avec votre expérience réelle. Ils vous ont enseigné que vous
êtes dans votre corps en tant que conscience, que cette conscience est
une fonction émergeant du cerveau, un organe de votre corps. Je suggère
que vous n'accordiez pas une confiance démesurée à cette connaissance
de seconde main et que vous interrogiez les données brutes de votre
expérience. Vous souvenez-vous des recettes de bonheur qui vous ont
été données par ces mêmes personnes quand vous étiez une enfant, faire
de bonnes études, avoir une bonne profession, épouser un homme
de qualité, etc? Ces recettes ne marchent pas, sinon vous ne seriez
pas ici, posant ces questions. Elles ne marchent pas parce qu'elles
sont fondées sur une perspective fausse de la réalité, perspective que
je vous suggère de remettre en question.
Voyez
donc par vous-même si vous apparaissez dans votre corps ou dans votre
mental, ou si au contraire ils apparaissent en vous. C'est un renversement
de perspective analogue à la découverte de l'ange dans l'arbre. Bien
que ce changement puisse paraître minime au début, c'est une révolution
aux conséquences insoupçonnables et infinies. Si vous acceptez honnêtement
la possibilité que l'arbre soit en fait un ange, l'ange se révèlera
à vous et votre vie deviendra magique.
Pourriez
vous nous parler de la pratique qui consiste à vivre intuitivement depuis
le coeur?
Ne
soyez personne, ne soyez rien. Ayant compris que vous n'êtes personne,
vous vivez la vérité depuis l'intelligence. Lorsque la notion ou la
sensation d'être une personne ne vous troublent plus, que vous pensiez
ou non, perceviez ou non, agissiez ou non, vous vivez la vérité depuis
la plénitude du coeur.
A
ce point, je suis dans une relation juste avec moi-même et avec le monde?
Oh
oui. Vous êtes dans la juste relation qui est l'inclusion. Le monde
ainsi que votre corps et votre mental sont inclus dans votre soi réel.
L'amour est inclusion. La compréhension est une étape intermédiaire,
mais la destination finale, le centre réel, est le coeur.
Le
coeur est-il l'endroit entre cette branche et la suivante, pour reprendre
l'analogie du singe?
Si
vous acceptez de lâcher la branche à laquelle vous vous cramponnez sans
en saisir une autre, vous tombez dans le coeur. Vous devez accepter
de mourir, de laisser filer tout ce que vous savez, tout ce qu'on vous
a enseigné, tout ce que vous possédez, y compris votre vie, ou du moins
ce que vous croyez à ce stade être votre vie. Cela demande de l'audace.
C'est une sorte de suicide.
Est-ce
vraiment ainsi? Par exemple, est-ce que vous vous rappelez les moments
qui ont précédé votre re-connaissance?
Oui.
Etait-ce
ainsi?
Oui.
Merci.
Aviez-vous auparavant une idée de ce qui allait se passer?
Oui
et non. Oui, parce que je sentais l'invitation. Non, parce que jusqu'alors
je n'avais connu que bonheurs relatifs, vérités relatives, connaissances
relatives et je n'aurais pas pu imaginer l'absolu, l'ineffable. Le soi
est au delà de tout concept, de toute projection. C'est pourquoi nous
ne pouvons pas nous diriger vers lui de notre propre chef et devons
attendre qu'il nous sollicite. Mais quand il nous invite, nous devons
dire oui joyeusement, sans hésiter. La décision nous appartient, la
seule dans laquelle nous exercions un réel libre-choix.
L'une
des raisons pour lesquelles je remets à plus tard et je ne me rends
pas à l'invitation est ma crainte que ma vie ne soit radicalement changée.
Oh
oui, elle le sera.
Ainsi
que ma famille?
Votre
famille aussi. Tout sera changé.
Je
crains que certaines personnes ne me quittent et soient remplacées
par d'autres.
Je
puis vous assurer que vous ne regretterez rien.
Est-il
possible d'avoir reçu l'invitation et de l'avoir refusée?
Oui,
vous êtes libre.
Serai-je
invité à nouveau?
Oui.
Tenez-vous prêt. Soyez disponible. Vous êtes disponible quand vous comprenez
qu'il n'est rien que vous puissiez faire par vous-même pour vous rendre
chez le Roi. Quand vous réalisez votre impuissance totale, vous devenez
une salle vide. Dès que vous devenez une salle vide, vous êtes un sanctuaire.
Alors le Roi entre, prend place sur le trône et vous gratifie de sa
présence immortelle.
***
Vous
avez dit un jour qu'il n'est rien que je puisse faire pour me débarrasser
de cet ego qui me colle à la peau et auquel je suis si dévoué.
Il
n'est rien que la personne, cette entité fragmentaire que vous croyez
être, puisse faire.
Cela
implique-t-il que toute pratique spirituelle est inutile tant que
je crois cela?
Exactement.
Une pratique émanant de la notion d'être une personne physique ou
psychique ne peut être qualifiée de spirituelle. C'est un processus
acquisitif qui vous éloigne du réel. Ce que vous êtes réellement ne
peut être acquis car vous l'êtes déjà. L'ego est impermanent. C'est
une pensée répétitive associée à des émotions, des sensations corporelles
et des réactions. Quand vous êtes ému par la beauté d'une pièce de
musique, par la splendeur d'un coucher de soleil ou par la délicatesse
d'un geste d'amour, l'ego vous quitte. Dans cet instant vous êtes
ouvert et comblé. Par contre, même si vous améliorez votre ego par
la pratique de telle ou telle discipline, à la manière d'un collectioneur
qui augmente sans cesse la valeur de sa collection par de nouvelles
acquisitions sublimes et, ce faisant, s'attache de plus en plus à
elle, vous demeurez en fin de compte dans l'isolement et l'insatisfaction.
Cette
disparition de l'ego est elle graduelle ou subite?
Vous
savez déjà qui vous êtes. Même celui chez qui l'intérêt pour la
réalité profonde des choses n'est pas encore éveillé connait des moments
de bonheur. Durant ces moments l'ego n'est pas présent. Ils émanent
de notre être réel qui est la joie même. Chacun reconnait la joie
directement. Ce par quoi le soi connait le soi est le soi lui-même.
Seul l'être a accès à l'être, la joie à la joie, l´éternité
à l'éternité. Le concept erroné selon lequel cet être, cette joie
et cette éternité ne sont pas présents nous exile du jardin d'Eden
et nous précipite dans une recherche effrénée. La résorption de l'ego
dans l'être, résorption qui apparait du point de vue temporel comme
un lâcher-prise suivi d'une illumination subite, met fin à cette recherche
et à cette frénésie.
Qu'est
ce qui provoque cette résorption?
Il
n'y a pas de réponse à cette question sur le plan où elle est posée,
car l'effet est déjà dans la cause, et la cause est encore dans l'effet.
Certaines rencontres apparemment fortuites, telles celle entre le
magicien du conte et le mendiant auquel il apprend qu'il est fils
de roi, peuvent nous informer sur notre identité véritable. A l'annonce
de cette bonne nouvelle, de cet évangile au sens propre du mot, un
instinct profond s'ébranle au tréfonds de notre être et nous met sur
la piste qui mène à l'ultime. Cet ébranlement correspond déjà à une
re-connaissance voilée de notre être réel et la promesse de joie sereine
qui l'accompagne canalise le désir dans une direction inconnue. Cette
re-connaissance, ne se réfèrant pas à une réalité objective et temporelle,
ne se situe pas au niveau de la mémoire et du temps. Cette grâce ne
peut donc être oubliée; elle nous sollicite de plus en plus souvent,
et chaque nouvelle re-connaissance augmente notre désir du divin.
Tel le promeneur égaré dans la nuit hivernale qui, décèlant au rougeoiment
apparu à la fenêtre d'une auberge la présence d'un feu, pousse la
porte et se réchauffe quelques instants auprès de l'âtre, nous entrons
dans le sanctuaire et nous reposons un moment dans la chaleur de la
lumière sacrée avant de repartir dans la nuit. Enfin, dès que notre
désir de l'absolu dépasse en intensité notre peur de la mort, nous
offrons au feu sacrificiel de la conscience infinie le faux-semblant
d'une existence personnelle. Rien ne s'oppose plus désormais à l'éveil
qui déploie progressivement sa splendeur sur tous les plans de l'existence
phénoménale, révélant au fur et à mesure leur réalité intemporelle
sous-jacente, tel le regard de Shams de Tabriz qui "ne s'est jamais
posé sur une chose éphémère sans la rendre éternelle".
***
Comment
puis-je surmonter ma peur de voir la vérité, qui, je le sens, est
un obstacle qui m'empêche de connaître ma véritable nature?
En
premier lieu, soyez heureux de vous rendre compte de cette peur viscérale,
car la plupart des humains la refoulent et l'évitent. Dès qu'elle
montre le bout de l'oreille dans un moment de solitude ou d'inactivité,
ils allument la télévision, vont voir un ami ou se lancent dans une
quelconque activité compensatrice. Découvrir votre peur était donc
un premier pas crucial.
Je
ne sais pas si je l'ai découverte, ma perception n'est pas claire.
Peut-être sens-je simplement sa présence.
Vivez
avec elle, intéressez-vous à elle, ne la refoulez pas. Adoptez à son
égard un "laisser-venir, laisser-partir" bienveillant. Prenez-la pour
ce qu'elle est: un amalgame de pensées et de sensations corporelles.
Demandez-vous: "Qui a peur?" et vous verrez la peur-pensée vous quitter,
laissant encore au niveau somatique des résidus d'anxiété localisés,
la peur-sensation. Tout cela n'est au fond qu'un spectacle dont vous
êtes le spectateur. Contemplez-le, et contemplez aussi vos propres
réactions, vos fuites, vos refus, qui en font également partie. La
prise de conscience de votre refus est le début de l'acceptation,
du laisser-venir. De cette manière vous prenez la position du contemplateur
qui est votre position naturelle.
Alors
tout se déploie spontanément. La peur est votre ego, le monstre que
vous charriez dans vos pensées et vos sensations corporelles, l'usurpateur
qui vous tient à l'écart du royaume bienheureux qui est le vôtre.
Laissez-la se montrer en totalité. N'ayez pas peur d'elle, même si
ses traits son terrifiants. Puisez dans votre soif d'absolu et de
liberté le courage de la regarder. Quand vous commencez à la sentir,
pensez: "Viens, peur, montre-toi! Prends bien tes aises, car je suis
hors de ton atteinte!" L'efficacité de cette méthode provient du fait
que la peur est une chose perçue, donc limitée. Le plus long serpent
du monde finit bien quelque part. Une fois qu'il est entièrement sorti
des hautes herbes, qu'il est vu en totalité, vous êtes hors de danger,
car il ne peut plus vous attaquer par surprise. De même, quand vous
voyez en face de vous la totalité de votre peur, quand il ne reste
rien d'elle qui vous soit caché, il n'est rien de vous qui puisse
s'identifier à elle. Elle est un objet "décollé" de vous. Le cordon
ombilical d'ignorance par lequel vous nourrissiez l'ego ne fonctionne
plus. Ce moi fantôme, n'étant plus alimenté, ne peut plus se maintenir;
il se meurt alors dans l'explosion de votre liberté éternelle.
***
Une
fois que nous avons re-connu notre réalité profonde, un souvenir de
cet éveil nous accompagne en permanence, de sorte que nous commençons
à nous rendre compte des moments où l'ego s'interpose et que nous
pouvons le dresser à se tenir de plus en plus à l'écart, ce qui nous
permet d'être de plus en plus ouverts à ce que nous sommes. Pouvez-vous
commenter ce point?
Il
n'est nul besoin de dresser l'ego ou de l'éliminer. Quand vous essayez
de le dresser ou de l'éliminer, qui est l'auteur de cette tentative?
L'ego
s'élimine lui-même.
Comment
cela serait-il possible? Cette tentative au contraire le perpétue.
L'ego n'est un obstacle que dans la mesure où nous lui prêtons attention.
Au lieu d'aborder cette recherche par le côté négatif, l'ego et son
élimination, commencez par le côté positif. La re-connaissance dont
vous parliez laisse en vous un souvenir de plénitude. Ce souvenir
se réfère à une expérience non-mentale. Il ne vient pas de la mémoire
qui ne peut enregistrer que des éléments objectifs. Si vous vous laissez
guider par lui, si vous répondez par une adhésion de tout votre être
à son appel, l'émotion sacrée qu'il suscite en vous vous mènera sans
détours au seuil de votre présence intemporelle. Vivez avec ce souvenir.
Oubliez les circonstances objectives qui ont précédé ou suivi cette
re-connaissance et gardez en le souvenir; aimez-le comme votre bien
le plus précieux et rappelez-vous que la source dont il est l'émanation
est toujours présente, ici et maintenant. C'est le seul endroit où
la trouver, ici et maintenant; pas dans la pensée; avant la pensée;
avant d'y penser; n'y pensez même pas...
Simplement
laisser être ce qui est...
N'en
parlez pas; ne le formulez pas; ne l'évaluez pas; l'intervention de
la pensée vous en éloigne. N'essayez même pas...Vous faites encore
trop d'efforts. Ils sont inutiles. Abandonnez et soyez ce que vous
êtes déjà, absolue tranquillité.
***
Je
voulais être ici aujourd'hui, et j'ai choisi d'être ici, mais que
puis-je apprendre en présence d'un maître que je ne peux apprendre
par moi-même?
Tout
ce que vous apprenez, vous l'apprenez par vous-même. Je ne peux rien
apprendre à votre place. Chaque circonstance, chaque évènement de
votre vie vous enseigne. Ce que vous pouvez apprendre en posant cette
question est qu'il n'y a pas de maître au sens personel où vous l'entendez.
Sur ce plan-là, je ne suis pas votre maître, je suis heureux d'être
simplement votre ami. Le maître véritable n'est pas une personne,
il est notre soi, le soi de tous les êtres. Abandonné à lui, n'aimant
que lui, n'étant intéressé que par lui, je sens sa présence vibrer
chez ceux qui viennent à moi dans la pure intention de le connaître
et ils re-connaissent cette présence en moi. On pourrait dire que
cette présence se re-connait dans l'apparent autre par une sorte de
résonance sympathique. Le divin en moi re-connaît le divin en vous
dans le même instant et dans le même mouvement par lequel le divin
en vous re-connaît le divin en moi. Dans ces conditions, qui peut
dire qui est le maître et qui est le disciple, qui est vous et qui
est moi?
***
Je
ne suis pas sûr que ceci soit une question: J'étais assis ici, essayant
méthodiquement d'être calme. Dès votre entrée, tout devint soudain
très tranquille. J'étais tel un mourant essayant désespérément de
prendre son dernier souffle. Ma première pensée fut une expression
d'étonnement émerveillé, puis j'eus l'impression que chaque pensée
ultérieure était un effort pour échapper à ce silence qui m'envahissait
spontanément...
Quand
vous êtes ainsi invité, vous devez complètement abdiquer. N'essayez
pas de savoir où vous en êtes, de contrôler la situation. Vous ne
le pouvez pas. La première pensée qui prend note de cette expérience
est déjà de trop, elle empêche un total lâcher prise. Recevoir l'invitation
royale ne suffit pas. Il faut encore vous rendre au palais et goûter
au festin qui vous est destiné. Le chercheur de vérité en vous est
sans cesse en train de contrôler vos pensées, sentiments et actions.
A un certain point, même lui va disparaître car il n'est qu'un concept,
une pensée. Il n'est pas vous. Vous êtes cette liberté, cette immensité
dans laquelle il apparaît et disparaît. Vous êtes ce que vous cherchez
ou, plus précisément, cette immensité se cherche en vous. Abandonnez-vous
à elle sans réserve.
***
Dans
quelle mesure sommes nous libres de déterminer notre vie?
En
tant qu'individu ou en tant que ce que nous sommes profondément?
En
tant qu'individu.
Dans
ce cas, nous sommes entièrement conditionnés, donc il n'y a pas de
libre arbitre. En apparence, nous exerçons notre libre choix, mais
en fait nous ne faisons que réagir comme des automates aux stimuli
de notre environnement et de notre mémoire, parcourant sans relâche
les mêmes schémas de notre héritage bio-sociologique, aboutissant
invariablement aux mêmes réactions, telle une machine automatique
dispensant des boissons dans une gare. En tant qu'individu, notre
liberté est illusoire, à l'exception de la liberté qui nous est laissée
à chaque instant de ne plus nous prendre pour une entité séparée et
de mettre ainsi fin à notre ignorance et à notre misère.
En
revanche, au plan de notre être profond, tout émane de notre liberté.
Chaque pensée, chaque perception prend naissance parce que nous la
voulons. Nous ne pouvons comprendre cela au niveau de la pensée, mais
nous pouvons en faire l'expérience. Lorsque nous sommes totalement
ouverts à l'inconnu, l'entité personnelle est absente et nous réalisons
alors que l'univers sensible et intelligible surgit de cette ouverture
dans un présent éternel. Nous voulons, créons et sommes à chaque instant
toute chose dans l'unité de la conscience.
Vous
parlez d'être totalement ouverts à nos pensées et perceptions. Comment
pouvons nous accueillir tout ce qui se présente à nous malgré
le rythme effréné de la vie moderne? Est-ce possible?
En
fait vous n'avez pas le choix car, quoi que vous pensiez, perceviez
ou fassiez, vous l'accueillez d'instant en instant. Par exemple, lorsqu'une
pensée apparaît, cette apparition est spontanée, n'est-ce pas?
Je
ne vois pas où vous voulez en venir.
Vous
n'exercez aucune action sur vous-même afin de faire apparaître cette
pensée. Même si vous exerciez une telle action, cette action elle-même
serait une autre pensée spontanée. En fait toutes choses apparaissent
d'elles-mêmes dans la conscience qui est toujours dans une ouverture
totale. La conscience ne dit jamais "je veux ceci" ou "je ne veux
pas cela". Elle ne dit rien parce qu'elle accueille en permanence
tout ce qui se présente en son champ. Quand vous dites "je veux ceci"
ou "je ne veux pas cela", ce n'est pas la conscience qui parle, c'est
simplement une pensée surgissant en son sein. Ensuite vous dites "je
n'étais pas ouvert", et c'est l'irruption d'une nouvelle pensée. L'arrière-plan
de toute cette agitation mentale est la conscience toujours ouverte,
toujours accueillante. Du moment que vous êtes vivant, vous êtes ouvert.
L'ouverture est votre nature. C'est pourquoi il est si agréable de
s'y trouver; on s'y sent chez soi, à l'aise, naturel. Vous n'avez
rien à faire pour vous trouver dans l'ouverture, si ce n'est comprendre
qu'elle est votre nature réelle, que vous y êtes déjà. Dès que vous
établissez votre demeure dans la conscience-témoin, l'agitation mondaine
n'a plus de prise sur vous. Vous comprenez le processus dans son ensemble
et par là même vous y échappez. Vous faites un saut dans une autre
dimension. Familiarisez-vous avec elle. Voyez-en l'impact sur votre
psychisme et votre corps. Peut-être mes paroles vous semblent-elles
pour le moment de simples concepts, mais le jour viendra où elles
se dissoudront en vous, devenant compréhension vivante. Alors la question
de savoir comment méditer, comment être ouvert, ou comment être heureux
ne se posera plus parce que vous êtes déjà méditation, ouverture et
bonheur.
Mais
nous l'ignorons!
Enquêtez,
trouvez par vous-même. Voyez s'il est vrai que vous êtes conscient
en permanence. Voyez s'il est vrai que ce que vous vous savez être
fondamentalement est conscience. Ne prenez pas mes assertions pour
des faits établis. Mettez-les en question, ainsi que vos propres croyances.
Interrogez aussi la notion d'une conscience limitée et personnelle.
Vivez avec ces questions, et surtout vivez dans l'ouverture silencieuse
qui suit le questionnement, dans le "je ne sais pas" créateur. Dans
cette ouverture viennent des réponses qui modifient et purifient peu
à peu la question initiale, la rendant de plus en plus subtile jusqu'à
ce qu'elle devienne informulable par la pensée. Laissez ce dynamisme
résiduel s'épuiser de lui-même dans votre attention bienveillante
jusqu'au moment où la réponse ultime jaillit en vous dans toute sa
splendeur.
***
Hier
soir vous avez utilisé l'adjectif "incolore" pour qualifier la conscience.
Je me demande où la compassion et l'amour apparaissent dans ce tableau.
Les
mots que nous utilisons pour décrire l'indescriptible doivent être
consommés sur place. Si nous les utilisons à contre-temps, ils perdent
leur saveur et nous aboutissons à des contradictions apparentes. Une
histoire me revient en mémoire à ce propos: Un maître Chan' se contredit
lui-même (en apparence) une bonne douzaine de fois en l'espace d'une
heure. Excédé, un disciple présent décortique les contradictions successives
sous les regards amusés et bienveillants du maître qui, pour toute
réponse, dit simplement, sans chercher à se justifier en aucune manière:
"En effet, comme c'est étrange et merveilleux! Je n'arrive pas à comprendre
pourquoi la vérité se contredit sans cesse!"
Je
suis d'accord. La conscience est indicible. La compassion est elle
également au delà des mots?
Ma
remarque concernait la première partie de votre question... Nous devons
d'abord trouver en nous ce centre incolore qui est liberté parfaite
et autonomie absolue. Et quand depuis ce centre, depuis cette intelligence,
nous jetons nos regards sur les êtres qui nous entourent, non seulement
nous voyons leurs corps et nous percevons leurs psychées, mais nous
volons directement, par delà les frontières psycho-somatiques, jusqu'à
cet endroit incolore et sans limitations qui est notre commune essence.
Là, il n'est point d'autre. De ce centre incolore une action peut
ou non découler, en fonction des circonstances. L'action qui découle
de la compréhension que nous sommes profondément un seul et même être
est pleine de compassion, mais aussi de beauté et d'intelligence.
Elle peut manifester d'autres qualités, mais elle peut aussi, lorsque
les circonstances l'exigent, revêtir la couleur de la compassion.
Toujours en harmonie avec la situation présente, elle ne laisse pas
de traces et libère ceux au profit de qui elle s'exerce. La compassion
véritable échappe aux notions préconçues que nous avons d'elle. Elle
peut sembler étrange, inappropriée, voire brutale; mais elle est libre,
et c'est là sa beauté. Elle est une tornade de liberté qui souffle
où elle veut, effaçant sur son passage les attachements éphémères
et les idées fausses, afin que seul subsiste l'indestructible, le
vrai, l'éternel.
***
Que
pouvez-vous nous dire sur l'intelligence?
L'intelligence
ordinaire est une fonction cérébrale. Elle se manifeste comme faculté
d'adaptation et d'organisation. Elle permet de traiter des problèmes
complexes mettant en jeu une grande quantité de données. Liée aux
conditionnements héréditaire et acquis du cerveau, elle fonctione
dans la sérialité, dans le temps. C'est cette sorte d'intelligence
qui permet de mener à bien un calcul algébrique, de mettre en forme
un raisonnement logique ou de jouer au tennis. Fonctionnant comme
un super-ordinateur, elle excelle dans l'accomplissement de tâches
répétitives, et pourra peut-être un jour être surpassée par des machines.
Elle a sa source dans la mémoire, dans le connu.
L'intelligence
intuitive se manifeste comme compréhension et clarté. Elle permet
de voir la simplicité dans l'apparente complexité. Elle fulgure dans
l'instant. Toujours créatrice, libre du connu, elle est à l'origine
des découvertes scientifiques et des grandes oeuvres d'art. Elle a
sa source dans la suprême intelligence de la conscience intemporelle.
Lorsque
l'intelligence intuitive effectue un retour sur elle-même, essayant
de saisir cette source, elle se perd dans l'apperception instantanée
de l'intelligence suprême. La re-connaissance de cette haute intelligence
est une implosion qui détruit l'illusion que nous sommes une entité
personnelle .
Cette
re-connaissance se produit-elle indépendamment du niveau d'intelligence
commune du sujet?
Oui.
La présence d'un intense désir d'éveil est le signe certain que cette
re-connaissance a eu lieu.
La
destruction de l'ego provoquée par l'éveil est-elle graduelle ou subite?
Le
premier instant de re-connaissance contient déjà en germe son accomplissement
de même que la graine contient déjà la fleur, l'arbre et le fruit.
Pendant quelque temps encore l'ego, foudroyé par la vision encore
partielle de cette intelligence, conserve un semblant
de vie. A ce stade, l'habitude maintient encore les anciennes identifications,
mais une brèche irrémédiable s'est insinuée dans la croyance en notre
existence séparée. On pourrait dire que le coeur n'y est plus, dans
tous les sens du terme. Des re-connaissances intermittentes élargissent
ensuite cette brèche jusqu'au moment où l'ego, qui est un objet perçu,
s'objectivise complètement avant de se dissoudre devant nos yeux,
cédant la place à l'irruption de l'ineffable.
A
la suite de cet éveil, nous nous trouvons libre de la peur et du désir,
libre de la peur parce que, ayant réintégré notre soi immortel, le
spectre de la mort nous quitte à jamais, et libre du désir parce que,
connaissant la plénitude absolue de l'être, l'attraction désuète qu'exerçaient
sur nous les objets cesse spontanément. Les anciennes habitudes psychiques
et corporelles qui dérivaient de la croyance antérieure en une
existence personnelle peuvent se manifester encore pendant quelque
temps, mais toute identification avec un objet pensé ou perçu est
désormais impossible. Contemplées dans la neutralité éblouissante
de la conscience, ces habitudes se meurent une à une sans que leur
réoccurrences temporaires déclenchent un retour de l'illusion égoïque.
A
quel signes reconnaît-on la haute intelligence?
Les
pensées, sentiments et actions qui découlent de la haute intelligence
se réfèrent à leur source, le soi. Une fois accomplis, ils nous laissent
sur le rivage de l'absolu, telle l'écume que la vague dépose sur le
sable. La pensée qui pense la vérité provient de la vérité et nous
ramène à la vérité. Cette pensée a beaucoup de visages différents,
elle pose des questions apparemment multiples, telles que "Qu'est-ce
que le bonheur?'', "Qu'est-ce que Dieu?", "Qui suis-je?" Toutes ces
questions proviennent de leur source commune, la joie éternelle, le
divin, notre soi. Quand cette pensée imprégnée du parfum de la vérité
vous invite, faites-lui de la place, accordez-lui du temps, abandonnez-vous
à elle, laissez-vous transporter. Cette pensée est comme l'empreinte
des pas de Dieu dans votre âme. Laissez-le marcher où il veut. Celui
en qui cette haute pensée s'est éveillée est très fortuné. Aucun obstacle
ne saurait l'empêcher d'accéder à la vérité. Une fois que le désir
de l'ultime vous a saisi, l'univers entier coopère dans l'accomplissement
de ce désir.
Etes-vous
dans cet état d'accomplissement en ce moment?
Il
n'y a personne dans cet état. Ce non-état est l'absence de la personne.
Est-ce
que vous y entrez et en sortez?
Ce
n'est pas un état.
Etes-vous
éveillé dans cet état?
Ce
non-état est éveillé à lui-même. Il est conscience, je suis conscience,
vous êtes conscience.
Dans
ce cas vous êtes conscient que toute chose est à sa place?
Du
point de vue de la conscience, tout est conscience, donc tout est
à sa place. Rien n'est tragique. Tout est lumière, tout est présence.
Compte
tenu du fait que nous sommes lumière et que les choses qui nous entourent
sont aussi cette lumière, voyez-vous les choses différemmnt
de nous?
Non,
je vois chaque chose exactement comme vous, mais il est des choses
que vous croyez voir et que je ne vois pas. Je ne vois pas d'entité
personnelle dans ce tableau. Même si une vieille habitude provenant
de la mémoire de l'ancienne personne surgissait, elle serait totalement
objectivée, elle ferait simplement partie du tableau, elle ne serait
pas ce que je suis. Je ne me prends pas pour une chose perçue ou pensée.
C'est tout. Vous pouvez faire de même. Vous êtes libre. Il suffit
que vous essayiez. Faites-le, essayez! Sur le champ!
Comment
procéder?
Chaque
fois que vous vous prenez pour un object, par exemple pour un homme
ayant telle profession, ou pour votre corps, voyez-le.
Il
y a donc un soi à un niveau plus élevé qui observe la situation, est-ce
cela la perspective?
C'est
la compréhension intellectuelle de la perspective, non sa réalité.
La réalité de la perspective est votre attention bienveillante,
non le concept de l'attention bienveillante ou le concept de vous-même
en tant qu'attention bienveillante, mais simplement votre présence
lumineuse sans tension et sans résistance, accueillant d'instant en
instant la pensée ou la sensation qui s'actualise, la laissant se
déployer librement, puis se résorber en elle sans laisser de traces.
Cette lumière originelle n'est pas une absence mais une plénitude.
Abandonnez-vous à elle, laissez-vous envahir par elle.
Francis
Lucille
(Source
: http://www.francislucille.com/frdialogue.html )