Alan Watts
"Amour
et connaissance"
"Man, Woman and Nature"
extraits
NATURE
"Il
apparaît de plus en plus que nous ne sommes pas placés dans un
monde morcelé. Les grossières divisions entre esprit et nature,
âme et corps, sujet et objet, sont de plus en plus considérées
comme des fâcheuses conventions de langage. Ce sont des termes
boiteux qui ne s'appliquent plus à un univers où tout est en interdépendance,
un univers qui se présente comme un vaste complexe de relations
subtilement équilibrées.
La nature a un caractère intégralement relationnel, et une interférence
en un point déclenche d'imprévisibles réactions en chaîne."
"Au centre de cette nouvelle manière d'envisager les choses, on
trouve l'idée d'un monde unitaire sans le moindre raccord, tissu
d'interractions mutuelles, où une chose ne se comprend que rapportée
à une autre et réciproquement. Il est impossible, dans cette perspective
de considérer l'homme isolément de la nature."
"Dans
cette nouvelle façon de penser, esprit et matière se résolvent
en processus, tandis que les choses se trouvent changées en évènements.
La découverte de notre totale imbrication avec la nature est d'une
telle portée que la compréhension du noeud de relations revêt
une importance primordiale, qui impliquerait de comprendre la
nature "de l'intérieur".
"La
conscience d'une solidarité indissoluble de l'homme avec la nature
peut être accablante pour certains. Elle apparaît humiliante à
une civilisation où l'homme a toujours été considéré comme le
couronnement de la création et son "maître et possesseur."
"L'Occident
professe une philosophie tournée vers le futur, mais son attitude
effective est en contradiction avec cet idéal. Sa vue ne porte
guère au-delà du lendemain puisqu'il exploite les ressources terrestres
(et modifie l'environnement) avec une connaissance très fragmentaire
du réseau de relations ainsi déséquilibré."
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SEPARATIONS
"C'est
pour la civilisation occidentale une idée fixe que l'univers consiste
en choses distinctes, ou entités. L'homme se considère de ce fait
lui-même comme une partie, introduite dans l'assemblage total
de la nature. Le fonctionnement de l'univers naturel est conçu
en terme de lois logiques; l'ordre des choses est assujetti à
la mécanique linéaire d'une série de causes et d'effets, dans
les limitations d'une conscience qui ne perçoit qu'une seule chose
à la fois.
Si la nature nous semble être un mécanisme, c'est que notre attitude
mentale n'en retient que ce qui concorde avec une analogie mécanique
ou mathématique. Une telle attitude empêche de jamais voir la
nature, elle n'aperçoit que les formes géométriques qu'elle a
réussi à y projeter."
"Nous comprenons la nature en la désintégrant, puis nous pensons
qu'elle est elle-même un amas de fragments."
"On tend à considérer actuellement les lois comme des outils humains,
un peu comme des instruments tranchants permettant de dépecer
la nature en portions susceptibles d'être digérées."
"Il est un type d'homme qui aborde le monde tout bardé de ces
instruments durs et tranchants, au moyen desquels il découpe et
catalogue l'univers en catégories précises et stériles afin de
se rassurer."
"Une fois dotés du pouvoir de raisonner et d'exercer consciemment
notre attention, les hommes furent certainement fascinés par ces
nouveaux outils, au point d'en oublier tout le reste, un peu comme
ces poules hypnotisées qui ne peuvent détacher leur bec d'un trait
de craie. Toutes nos possibilités de perceptions furent identifiées
à ces fonctions partielles, si bien que nous perdimes la capacité
de sentir la nature du dedans et de percevoir notre unité sans
faille avec l'univers."
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INTELLECT
"Le
mode analytique de perception nous masque le fait que les choses
et les évènements n'existent pas indépendamment les uns des autres.
Le monde est une totalité supérieure à la somme de ses parties
pour la raison même que ces parties ne s'additionnent pas mais
sont une corrélation. La totalité est une structure qui subsiste,
tandis que vont et viennent les parties, tout comme le corps humain
est une structure dynamique dotée de permanence, malgré la rapidité
avec laquelle naissent et meurent les cellules."
"Les mots et les moules de pensée du mode de pensée analytique
sont impuissants à embrasser ce monde de relations, sauf par des
analogies qui ne sont jamais entièrement satisfaisantes. Admettre
que les éléments fondamentaux de la nature sont des "relations"
plutôt que des "choses" peut paraître terriblement subtil et abstrait
tant qu'on ne s'est pas aperçu que les relations sont celà-même
que nous touchons et sentons, et qu'il n'y a rien de plus concret."
"Comprendre
la nature avec la pensée analytique, c'est comme vouloir distinguer
les contours d'une grotte avec un pinceau de lumière intense,
mais très mince. Le trajet de la lumière et la série de ses points
d'impact sont retenus par la mémoire, et l'aspect général de la
grotte laborieusement reconstitués à partir de souvenirs."
"L'étude analytique de ces interactions accumule une somme croissante
d'informations que leur abondance et leur complexité rendent"
difficiles à utiliser en vue de prévoir précisément les changements."
"La démarche linéaire de l'intellect lui interdit de comprendre
vraiment un système de relations où tout se passe simultanément.
Il parvient tout au plus à se le représenter approximativement."
"Ce mode de conscience sériel ne peut considérer qu'une pensée
et une chose à la fois."
"Pour saisir de grands ensembles, l'homme se voit donc obligé
de recourir à l'intuition."
"L'intuition s'appuie sur une démarche inconsciente de l'intelligence
qui ne procède plus de façon laborieusement linéaire, et se montre
capable d'embrasser d'un seul coup de vastes champs de détails
en mutuelle interaction."
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Identité
"Le
mode de pensée analytique ayant pour support les mots, nous a
donné l'habitude, pour définir quelque chose, d'énoncer ce qui
la distingue et la rend "caractéristique", bref ce qui définit
son identité. Si bien que l'on s'accoutume à penser qu'une identité
est une question de séparation, par exemple que mon identité réside
en la manière particulière dont je diffère des autres, soulignant
la différence comme étant l'essentiel.
Dans
ces conditions, le monde m'apparaît comme une chose avec laquelle
je dois ETABLIR une relation, et non comme une chose avec laquelle
J'AI une relation."
"[De la même façon, nous nous concevons] scindés en deux parties:
un centre bien délimité d'attention, "je", et un vaste et complexe
organisme, "Moi", dont la connaissance que nous en avons oscille
entre des sentiments confus et la technicité abstraite des notions
biologiques. L'homme façonné par la culture occidentale est étranger
à lui-même, ainsi qu'au milieu naturel dont fait partie son organisme.
"L'étroitesse de la conscience et son mode sériel de stockage
des impressions dans la mémoire, tels sont les moyens qui nous
permettent d'avoir le sens d'un Moi. Si le Moi s'évanouissait,
ou plus exactement, s'avérait n'être qu'une fiction utile, il
n'y aurait plus dualité sujet-objet, mais simplement un courant
de perception continu."
"En vérité, c'est pour la pensée seulement que la peau sépare
le corps du reste du monde. Pour la nature, la peau est agent
de liaison autant que de séparation."
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EGO
"Le
Moi est une image sociale à laquelle l'esprit apprend à d'identifier.
Il est le rôle que la société prescrit à l'individu afin de pouvoir
tabler sur un centre d'action stable dont on peut prévoir le comportement
parce qu'il oppose une résistance inébranlable aux mouvements
de la spontanéité. Une extrême souffrance ou l'imminence de la
mort l'empêchent de tenir ce rôle, si bien que ces fatalités s'associent
à la honte et aux angoisses endurées par l'enfant que nous fûmes
lorsqu'il s'agissait de devenir un Moi acceptable pour autrui.
La mort et l'agonie sont redoutées comme une déchéance, et le
combat qui les accompagne est un effort désespéré pour tenter
de sauver un mode de sentir et d'agir acquis comme un rang social."
"La fascination qu'exerce la certitude de la mort peut nous laisser
figés de stupeur, jusqu'au moment où une illumination nous révèle
que ce n'est pas la conscience qui meurt, mais la mémoire. S'ouvrir
à cette vérité, c'est s'ouvrir à un singulier sentiment de solidarité
-d'identité- avec les autres créatures et commencer à comprendre
le sens de la compassion.
Le
Moi lutte sans relâche contre la dissolution qui serait justement
sa délivrance."
"On pourrait concevoir la délivrance comme l'ultime profondeur
de l'échec spirituel, un degré d'échec où l'on ne peut même pas
revendiquer ses vices. Dans la conscience de cette réalité momentanée
et vide, le Bodhisattva connaît un désespoir au delà du suicide.
L'Ego s'évanouit avec les illusions où l'on ne rencontrait que
vide dans sa résistance acharnée au vide, souffrance dans sa fuite
devant la souffrance, et contraction dans son effort pour se décontracter.
Mais en s'évanouissant, il s'abandonne au vide même où resplendissent
le soleil, la lune, et les étoiles."
"La spontanéité n'est somme toute qu'une totale sincérité -la
personne étant toute entière dans son acte sans la moindre réticence-
à laquelle l'adulte civilisé n'est guère poussé que par un désespoir
extrême, une souffrance intolérable, ou l'imminence de la mort.
D'où le dicton: "le désastre de l'homme est l'occasion de Dieu".
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Spontanéité
"La
spontanéité des petits enfants, incontestablement rebelles à une
intégration sociale, est une spontanéité "embryonnaire", encore
incoordonnée. Il parait alors impensable de socialiser ces enfants
en permettant à cette spontanéité de se développer, et l'on cherche
à les intégrer socialement en implantant tout un système de résistances
et de peurs.
L'organisme se trouve alors scindé en un centre de décision, et
un centre d'inhibition. Aussi est-il rare de rencontrer une personne
dotée d'une spontanéité qui se contrôle elle-même, cette formule
nous semblant du reste complètement contradictoire. C'est comme
si nous apprenions à nos enfants à marcher en soulevant leurs
jambes avec les mains, au lieu de les mouvoir de l'intérieur."
"Lorsque nous disons d'un pianiste ou d'un danseur qu'il contrôle
parfaitement ses mouvements, nous nous référons en vérité à une
certaine combinaison de contrôle et de spontanéité. Le contrôle
de l'artiste définit une zone à l'intérieur de laquelle il peut
s'abandonner sans réserve à sa spontanéité."
"Tous les arts comportent des règles jusqu'à un certain point,
(...) mais il subsiste toujours cet indéfinissable qui distingue
la vraie maîtrise."
"La spontanéité est parfaite lorsqu'elle ne requiert aucun contrôle,
lorsque le dedans est si harmonieux qu'il ne requiert pas la surveillance
de la conscience."
"Contrôler, c'est inhiber, et un système entièrement inhibé est
bloqué."
"Loin d'être une force, la dureté et la dureté rigidité masculine
que nous affectons ne sont rien d'autre qu'une paralysie émotionnelle.
Nous nous cramponnons, non parce que nous sommes maîtres de nos
sentiments, mais parce que nous en avons peur, comme nous avons
peur de tout ce qui, en nous, est symbole de féminité et d'abandon."
"Celui
qui connaît la virilité mais contient la féminité
deviendra un bassin où s'accumule toute la force du Monde
Comme il est un bassin pour le Monde, il ne sera pas séparé de
la force éternelle,
Et ainsi il peut retourner à l'état de l'enfance."
Tao
Te King, XXVIII
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Religion
"Pour agir ou nous
développer de façon créatrice, il nous faut commencer là où nous
sommes, mais "tout entiers", sans réserve et sans regret. Faute
d'acceptation de soi, nous sommes en divorce perpétuel avec notre
point de départ, toujours en train de nous méfier du terrain sur
lequel nous nous tenons, si divisés contre nous-même que nous
ne pouvons agir avec une authentique sincérité. En dehors de cette
acceptation, conçue comme fondement de la pensée et de l'action,
toute tentative de discipline morale ou spirituelle demeure le
combat stérile d'un esprit scindé et de mauvaise foi."
"C'est ainsi que nous arrivons à nous accepter nous-mêmes par
délégation, par l'entremise d'un Dieu libéralisé dont l'amour
et le pardon sont infinis. C'est Lui qui nous accepte totalement
et non pas directement nous-mêmes. Il arrive aussi que nous nous
concédions le droit de nous accepter, mais à condition d'en avoir
payé le prix en subissant une discipline écrasante ou en franchissant
une série d'obstacles spirituels. Après quoi, l'acceptation est
encore fortifiée par l'autorité collective d'une confrérie d'initiés
représentant quelque tradition vénérable."
"L'illumination, ou accord conscient avec le Tao, ne peut survenir
aussi longtemps qu'on la considère comme un état particulier pour
lequel il existerait critères et normes. L'illumination, c'est
d'abord la liberté d'être le raté que l'on est."
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Vivre
"La
liquidation de prémisses erronés n'est accordée qu'à ceux qui
descendent jusqu'aux racines de leur pensée pour en découvrir
la nature."
"L'essence du cercle vicieux consiste à poursuivre ou fuir un
terme inséparable de son opposé, à une vitesse qui s'accélère
de plus en plus tant qu'on n'a pas perçu la solidarité des deux
termes."
"Ainsi,
fuir la douleur et poursuivre le plaisir reviennent à une seule
et même attitude contractée de la conscience."
"Nous voyons dans les sentiments négatifs un désordre de l'esprit
justifiable de soins appropriés. En vérité, ce qui appelle des
soins est la résistance intérieure à ces sentiments, la résistance
qui nous précipite dans l'action pour essayer de les supprimer,
au lieu d'attendre que le sentiment s'en aille de lui-même."
"L'esprit ne cesse de faire des efforts: pour chasser l'ennui
quand il est déprimé, pour calmer une peur, pour tirer le maximum
de plaisir, pour s'obliger soi-même à être plein d'amour, de patience,
d'attention. Il se donne même de la peine pour être heureux. Et
lorsqu'on lui dit qu'il fait fausse route avec tant d'efforts,
il s'efforce alors de ne pas s'efforcer!"
"De même qu'il est parfois nécessaire de se taire pour entendre
ce que les autres ont à dire, la pensée elle-même doit faire silence
pour pouvoir penser à autre chose qu'à elle-même."
"Le
mystère de la vie n'est pas un problème à résoudre, mais une réalité
à éprouver."
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SATORI
"Nous
sommes un faisceau ou une collection de différentes perceptions
qui se succèdent avec une inconcevable rapidité, et qui sont dans
un flux et un mouvement perpétuel."
"Parce que rien ne l'enraie, le cours des émotions acquiert une
qualité particulière de liberté, ou "vacuité", que les Taoistes
et les Boudhistes nomment "absence d'égo", "non-mental", où les
réactions naturelles se succèdent sans entraves, "comme un bouchon
flotte sur un cours d'eau."
"Donner libre cours au sentiment, c'est l'observer sans interférence,
le considérer sans le nommer; c'est reconnaître que sa mobilité
interdit de le comprendre en termes statiques, ce qui exclut également
de le juger selon le bien et le mal."
"Considérée de cette façon, la complexité déconcertante de la
nature devient une danse, sans autre but que les figures exécutées.
Pris dans l'illusion du temps et de la finalité, la danse et le
rythme extatique des choses sont masqués, et apparaissent comme
une chasse éperdue, une lutte contre le retard et l'obstacle.
Une fois reconnu le non-sens ultime de cette chasse, l'esprit
s'apaise et perçoit le rythme du cosmos; il découvre que l'intentionnalité
(intemporelle) du processus atteint sa fin à chaque instant."
"Lorsque l'esprit glisse à son insu dans une attitude réceptive,
il lui arrive d'être gratifié d'une perception "magique" du monde.
Les impressions affectant les esprits agités et perpétuellement
en quête de quelque chose se trouvent malheureusement brouillées
par la vitesse à laquelle elles sont reçues, si bien que le rythme
des formes du monde passe inaperçu, et que ses couleurs paraissent
plates et sans irradiation intérieure."
"L'existence
du sage est une vie qui s'abandonne sans calcul au présent."
"Au
moment même où l'on veut saisir l'instant qui passe afin d'en
tirer quelque chose, celui-ci semble nous échapper.
Quiconque cherche à tirer quelque chose de son expérience présente
s'en trouve séparé par là-même: il est sujet, et elle objet. Il
ne voit pas qu'il EST cette expérience, et que s'efforcer d'en
tirer quelque chose revient à se poursuivre soi-même."
"Bien que toute chose retentisse dans l'esprit, l'esprit devrait
rester comme s'il n'avait jamais résonné aux choses, et celles-ci
ne devraient pas demeurer en lui."
"Le point le plus élevé que l'homme puisse atteindre est l'étonnement.
Lorsqu'un phénomène originaire suscite en lui cet étonnement,
il doit s'estimer satisfait. Rien de plus grand ne peut lui être
accordé, il ne saurait chercher au-delà."
"Définir
signifie fixer et, en dernière analyse, la vraie vie n'est pas
fixe."
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Source
: http://perso.wanadoo.fr/metasystems
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